C'est le plus grand des voleurs...

Jeudi, je suis presque mort.

Tout a commencé vers 16h20. La journée avait été épuisante, passée à souvent parler fort, à trop remplir les appréciations des bulletins qui n'avaient pas voulu s'enregistrer comme il faut, à faire aussi un peu la queue à La Poste... Dans ces cas-là, le meilleur moyen pour décompresser est un passage à la Fnac. C'est là que tout a failli basculer.

Après avoir pesté contre les Éditions Dupuis qui retiennent le volume 4 de l'intégrale Spirou et Fantasio loin des magasins, contre la Maison Moulinsart qui trouve spirituel de sortir des raretés de Hergé comme Totor C.P. des Hannetons en version intégrale ou le dévédé du film du Crabe aux Pinces d'or en poupée de chiffons dans des coffrets à 200€ pièce et contre moi-même pour ne pas avoir osé acheté le coffret Zoo à sa sortie -tout pour décompresser!-, je me suis logiquement dirigé vers la sortie, sans rien acheter parce qu'il y avait trop de monde, surtout pour un jeudi après-midi. C'est ici que tout s'emballe.

En effet, alors que, guilleret, je m'apprête à enfin rentrer à la maison pour me vautrer devant Buzz le jeu musical plonger dans les corrections d'interros de sixièmes et de devoirs maisons en attente réclamés à cors et à cris par des élèves désireux de progresser et de savoir s'ils ont commis des erreurs qu'ils pourraient corriger, je sonne en passant entre les portiques du magasin... Aussitôt, deux vigiles se précipitent sur moi, pourtant pauvre victime qui n'a (presque) jamais rien volé de toute sa vie. C'est ainsi que commence le cauchemar...

Avec leurs regards méchants, ils commencent à m'interroger en plein cœur du centre commercial, me jetant en pâture au regard des badauds méprisants envers les voleurs, faisant fi de ma réputation et de ma crédibilité auprès de mes élèves qui pourraient se trouver dans les parages... Tandis que l'un d'eux se saisit violemment de mes poignets, l'autre approche son visage vers mon visage:
- Alors, Monsieur, on voulait s'enfuir, hein? On vole dans les magasins, on escroque les honnêtes commerçants?!
- Mais non, voyons, je vous assure! Il y a erreur, je n'ai rien fait!
- Bien sûr que tu es innocent! Ils sont tous innocents! On va bien voir de toute façon: allez, vas-y, repasse entre les portiques... (Ils sonnent) Ah! Tu fais moins le malin, là, Monsieur "Je suis innocent"!
- Mais mais mais... Je ne comprends pas! Je vous jure, je suis un bon citoyen, je n'ai (presque) jamais rien volé de ma vie! En plus, je travaille dans la fonction publique, vous comprenez bien que je ne courrais certainement pas le risque de perdre un emploi que j'ai la certitude d'exercer avec passion pendant les 45 prochaines années!
- Trève de balivernes! Qu'est-ce que tu as volé? Vas-y, vide ton sac!
- Messieurs, je vous assure, il n'y a rien de volé... Ce ne sont que mes cours que j'ai sérieusement préparé ainsi que quelques classeurs d'élèves à noter, pour leur prouver que je m'implique dans leur travail et qu'ils doivent s'y impliquer aussi...
- Allez, laisse ton sac! On te laisse une chance: passe entre les portiques sans! (Ils sonnent) Décidément, ce n'est pas ton jour, hein?!
- Je vous assure, je ne sais pas... Je suis victime d'un coup monté!
- Allez, déshabille-toi, on va voir où tu caches ça...
- Euh... Je peux juste enlever mon manteau, pour commencer, pour voir? S'il vous plaît?
- Ce serait aussi simple de tout avouer tout de suite mais si tu veux faire durer ton humiliation, pas de problème...
(Sans le manteau, les portiques sonnent)
- Mais vous plaisantiez, hein, quand vous me demandiez de me déshabiller? Pas ici, en plein milieu du magasin?!
- Vide tes poches, connard!
- Euh oui, bien sûr, Monsieur... Là, vous voyez, c'est mes clés... Là, encore des clés, celles du collège, parce que je suis quelqu'un de bien, un professeur. C'est bien un professeur...
- Ferme-là! Et dans cette poche?
- Euh, là, c'est mon portefeuille... Mais rien qui sonne! J'ai aussi cette poche, là... Juste des bouts de papier... Et...
- Oui, c'est quoi, ça?
- Ah oui, c'est vrai, c'est le plastique de mon dévédé de Qui veut la peau de Roger Rabbit? que j'ai acheté la semaine dernière...
- Hé bien tu vois, finalement, quand tu veux! Et où tu l'as mis, ton dévédé?
- Mais je l'ai pas sur moi, je l'ai acheté la semaine dernière, même pas dans cette Fnac!
- Et qu'est-ce que tu fous avec l'emballage, alors?!
- Haha, vous allez voir, je vais tout vous expliquer...
- Y a intérêt, mon gars!
- Non mais en fait, c'est tout simple... Quand j'ai ouvert le dévédé, la semaine dernière, j'étais sur mon canapé, et comme je savais pas où mettre le plastique, je l'ai mis dans ma poche...
- Et tu as laissé l'emballage dans ta poche depuis? On va vérifier, ça, si tu veux bien... On va chercher si il nous manque pas des Qui veut la peau de Roger Rabbit?...
- Mais je l'ai pas acheté ici, je vous ai dit...
- Ho, tu te calmes, d'abord!
- Oui, oui, pas de problème...
- Alors, tu l'as "acheté" où?
- À Thiais.
- OK, on va vérifier ça... Et t'as pas de poubelle, chez toi?
- Euh, si, mais je ne voulais pas laisser traîner un plastique par terre, alors je l'ai mis dans ma poche...
- Et t'as pas vidé ta poche... Comme c'est pratique! Tu sais, c'est possible aussi de mettre sur un coin de table, et de jeter après...
- Oui, mais j'étais sur mon canapé, alors... Mais en fait, vous m'accusez d'avoir volé le plastique d'un dévédé?
- On sait jamais, il y a des gens qui croient que ça suffit d'enlever le plastique pour ne pas sonner!
(Le collègue intervient)
- Monsieur, je vais vous demander d'ouvrir votre sac.
- Oui, bien sûr, mais il n'y a rien, je vous le jure... Laissez-moi partir s'il vous plaît. Pitié!
- Pff, vous êtes pathétiques, relevez-vous, et ne revenez plus! Et utilisez une poubelle!
- Oh, merci, merci mille fois, Monsieur! Je ne vous remercierai jamais assez! Si vous avez un enfant dans ma classe, je ne lui mettrai que des 20!
- Allez, casse-toi, maintenant, avant que je change d'avis.

Voilà comment jeudi, j'ai finalement et miraculeusement survécu.