Mais laisser le passé redevenir le passé

Des tas d'heures passées debout face à une myriade d'élèves m'ont permis d'obtenir un merveilleux aplomb en société (du moins, en salle des professeurs), mais je n'en reste pas moins le même type timide que je suis depuis environ vingt-cinq ans bientôt vingt-six. La preuve la plus évidente m'en est régulièrement donnée ces derniers temps, quand je croise ces anciens élèves de troisième avec la plupart desquels j'ai travaillé deux ans et pour lesquels je me suis particulièrement investi (au moins psychologiquement) afin qu'ils aient leur brevet et qu'ils ne se vautrent pas au lycée (ce qui n'était pas, je le concède, le plus grand des combats, vu leur niveau). Alors que j'ai pu leur faire mon numéro sans sourciller et que nos rapports étaient particulièrement détendus, me voilà maintenant absolument incapable d'aller au-delà du «alors, comment ça se passe cette année?», auquel la réponse apportée est généralement tout aussi brève, quoique parfois accompagnée d'un «et vous, comment allez-vous?» qui ne fait que me gêner encore plus et me pousse à refaire le match pendant les deux heures suivantes, en créant la conversation qui aurait pu avoir lieu, dans laquelle j'aurais approfondi un peu ou montré encore davantage mon enthousiasme le cas échéant, ce qui, je le sais, peut arriver, si je parviens à dépasser la (longue) minute embarrassante au commencement.

Mais parfois, le cas est encore un peu plus problématique, le fantôme revenant de loin.
Lundi, pour payer mon exemplaire de N°5 on tour (que vous n'aurez donc pas à m'offrir à Noël, si jamais vous vouliez me remercier pour les conseils avisés, détaillés, ingénieux et brillants du billet précédent), j'ai logiquement choisi la caisse du fond de ma Fnac, où les gens sont moins nombreux, parce qu'elle est au fond et donc relativement peu accessible, alors même qu'on y met deux caissiers (débutants, certes, mais deux quand même, mais je ne vais pas relancer mon débat sur les caisses, ce n'est pas le sujet, d'autant que tout le monde s'en fout, si, si, je le sais bien, je vous vois soupirer, là, face à votre écran). L'un des deux, justement, je le connaissais...

Appelons-le Bernard, parce que c'est un nom de chanteur et que ça commence par B. La dernière fois que je l'ai croisé, c'était lors d'une sortie familiale au Bistro Romain (oui, ce n'est pas glorieux, mais c'était la première fois, juré!), où il nous avait servis. Mais Bernard, en fait, c'est surtout le grand frère de son petit frère. On l'appellera Mohamed, parce que ça commence par M et que ça ne sonne pas français (il aurait fallu, en plus, que ce soit aussi un prénom de chanteur, mais tant pis; de toute façon, depuis trois lignes que je cherche, je n'arrive pas à trouver de chanteurs s'appelant Bernard, à part Bernard Minet, qui s'appelait surtout Minet, alors bon...). Mohamed, c'était un peu mon super méga pote, de la maternelle à la troisième. Puis, il a choisi un autre lycée que moi et nous ne nous sommes plus vus. Pire, s'il m'est arrivé de le croiser (deux fois, à tout casser), je n'ai même pas été lui parler.

Jusqu'au dernier moment, j'ai un peu espéré que ce serait l'autre caissier (une caissière, pour être précis), qui se chargerait d'encaisser le paiement de mon disque, qui est d'ailleurs largement rentabilisé depuis: c'est un disque qui s'écoute et se réécoute très bien en partant de bon matin, en partant sur les chemins, que ce soient les titres punchy comme Libertine ou Sans contrefaçon ou les ballades comme Ainsi soit-je et Nous souviendrons-nous; XXL y est absolument fabuleux, Dégénération entêtante, l'interlude musical sur Avant que l'ombre et l'ouverture D'entre les morts parfaits, la version de Rêver est émouvante grâce au public, qu'on entend trop peu par ailleurs, et l'album parvient même à rendre sympathique Si j'avais au moins..., single naze et chiant s'il en est.
Non, donc, ce ne fut pas elle, mais bien lui...
Je parle de Bernard, pour ceux qui ne suivraient pas.

«Bonjour», dis-je, vaguement gêné, mais pas trop, partant du postulat que, dans la mesure où je traînais avec son frère et absolument pas avec lui, que je ne connais que parce que c'est le frère de Mohamed et certainement pas en tant qu'individu, il n'irait pas plus loin qu'un «Bonjour, vous avez la carte Fnac?».
«On se connaît, non?», dit-il, en fait...
«Euh, oui, mais... euh, je connais plutôt...», ajouté-je, m'interrompant avant d'avoir à décider si, à ce type que je ne connais finalement pas, je dois dire «ton frère».
«Marvin», répond-il, ne sachant pas qu'ici, on lui a donné un surnom pour ne dévoiler aucune identité.
«Oui», conclus-je, attendant désespérément qu'il mette ce putain de disque dans ce putain de sac et que cette putain de machine me demande mon putain de code pour me débiter de ces vingt-deux putains d'euros parce que non, je ne veux pas utiliser ces deux putains de chèque-cadeaux.
Certes, c'est médiocre... Et croyez bien que, en cet instant précis (ainsi qu'au cours des deux heures qui ont suivi), j'ai imaginé d'autres réparties bien plus pertinentes, histoire de prouver que oui, je le connais au point même de connaître son nom, sans même avoir à regarder son badge, en me concentrant très vite (le temps de saison mon code) autour de trois idées principales:
  1. «Mais alors, comme ça, tu ne travailles plus au Bistro Romain? et ce nouveau travail à la Fnac, ça te plaît?», comme si ça m'intéressait
  2. «Mais dis-moi, comment va-t-il, justement, ton frère?», comme si je n'en avais absolument rien à foutre de lui (ce qui est franchement le cas, alors que j'aimerais bien avoir des nouvelles de son frère)
  3. «Tu diras bonjour à ton frère de ma part, même si je ne l'ai pas vu depuis douze ans», et que je ne sais même pas s'il est encore vivant (enfin, si, je crois que si, j'ai eu la quasi-certitude de le voir sur le trottoir il y a deux mois, de mon bus)
Mais non, finalement, il n'y eut rien de tout ça. Juste ce bête «Oui» et ce «Merci» en reprenant mon sac pour repartir très vite, sans avoir de nouvelles de Mohamed mais bon, tant pis, il n'avait qu'à travailler lui-même à la Fnac.
Sauf que je ne suis pas reparti assez vite et qu'il a ajouté «C'est comment, déjà?».
«Euh, quoi?»
«C'est comment, déjà?»
«"C'est comment, déjà", tu veux dire mon prénom?»
Tu veux dire, bordel, que tu me fais chier à dire «On se connaît» et à me demander ce que je pourrais bien ajouter pour avoir l'air un minimum éduqué ou intéressé par ta vie ou celle de ton frère, alors que tu ne sais même pas mon nom?!
Ah bah, merci, Bernard, crois bien que je ne passerai plus jamais à ta caisse!

Commentaires

Funben a dit…
C'est Lavilliers... Bernard... Lavilliers (si on considere que c'est un chanteur, bien entendu. Vu qu'il anonne des trucs, sans grand sens, dans sa barbe, sur des airs raggae piqués je sais pas a qui, mais surement à Jimmy Cliff ou Bob Marey, voire à Christophe Maë)
Cheshyre a dit…
22 euros pour un vieux mylène F.? t'es certain d'avoir fait une affaire?
Pour ce qui est du manque de répartie sur le coup mais qui te vient deux heures après ça s'appelle "l'esprit d'escalier"
Rhum Raisin a dit…
Je trouve ça plutôt bien de reconnaître les gens, de se souvenir de leur prénom et de leur nom, parce que ça permet de se dire qu'il y a des gens qui se souviennent, eux aussi, de notre visage, de notre prénom voire de notre nom et ça réconforte puisqu'on se dit qu'on a laissé un souvenir plus ou moins marquant dans l'esprit de certaines personnes. Bon là, évidemment, ton ego ne peut pas être pleinement satisfait puisque Bernard ne s'est pas souvenu de ton prénom. En revanche, il t'a reconnu physiquement, et c'est déjà ça.
Et sinon, j'ai ri aux lignes 76 et 77 (lignes sautées comprises).
Pierre a dit…
RR, j'ai compté les lignes (évidemment) et je suis tombé là où je pensais tomber, ce qui me rassure. Et je devrais essayer de me convaincre que, oui, le fait de reconnaître quelqu'un implique que le contraire est vrai (même si je n'en suis pas absolument convaincu, malgré cette caissière de McDo qui soutenait me connaître, alors que non, vraiment, je ne sais toujours pas qui elle est).

Cheshyre, je te remercie pour l'esprit d'escalier. D'autant que, après un passage sur Wikipédia, ça me rapproche de Rousseau et c'est un peu classe.

Funben, oui, Lavilliers... Non, je n'aurais pas pu y penser comme ça, c'est certain.
cecilette a dit…
oui moi aussi, 76 et 77 ! j'voulais venir les citer ici mais finalement, les gens compteront ! :))

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