Le monde du silence

Aujourd'hui, après avoir salué mes élèves qui entraient dans la salle, puis leur avoir fait signe de s'asseoir, le même rituel s'est répété à chacun de mes trois cours: j'ai pris un feutre, le bleu, et j'ai écrit «je vous informe que je suis aphone et que je ne peux donc pas parler» (irrémédiablement suivi d'un «ça veut dire quoi, aphone?», voire d'un «ça veut dire quoi, aplione» particulièrement vexant même si j'ai bien conscience que mes «h» sont un peu mon point faible, avec les «t» majuscules qui sont trop souvent et à tort pris pour des «c». Il y a aussi les «n» majuscules, mais le problème avec eux vient surtout que je ne suis jamais satisfait d'eux, ils ne vont pas avec ma main, alors que je passerais des heures entières à tracer des «p» ou des «d», ce qui a sans doute un sens psychanalytique profond...). En soi, pour cette raison, j'aurais dû rester chez moi. J'ai quand même eu droit à une formation d'une journée entière sur la voix, à faire des «Mmmmmaaaaaaa» en montant puis en descendant au point d'en saigner du nez.

Je sais donc pertinemment que le professeur qui parle est un sportif comme les autres et doit s'échauffer tous les matins sous la douche ou dans la voiture, mais aussi, et surtout, que, dès qu'il sent sa voix partir, il doit s'arrêter et se taire, pour limiter les dégâts faits à ses cordes vocales. Alors hier après-midi, quand ma voix a commencé à s'érailler, subissant le contrecoup d'une montée de stress à devoir jeter par terre des élèves qui se battaient séparer deux élèves qui faisaient montre d'un désaccord au fond de ma salle, additionné à un vague rhume qui ne disait pas son nom, j'aurais dû tout laisser plutôt que de faire un peu de peine à mes troisièmes.

Si vous vous intéressez à ma santé (et je sais combien c'est le cas, et je vous en remercie), sachez que, sitôt ma journée finie (ou presque), je suis passé à la pharmacie et ai entrepris de ne plus dire un mot, même pour chanter Biche oh ma biche, qui est tout de même l'une de mes chansons préférées, en même temps que la candidate de N'oubliez pas les paroles!. Comme j'ai relativement mal à la gorge, ce qui n'était pas le cas ce matin, j'en déduis que je n'aurais peut-être pas dû jouer les héros qui veulent travailler même quand ils ont droit à un arrêt de travail (mais ça me permet d'avoir un avis basé sur une expérience personnelle pour une question d'actualité, et c'est tellement rare que j'en écrirais presque un billet entier pour relever le niveau de ce blogue -mais je ne le ferai pas, rassurez-vous). Mais c'est comme ça, j'ai toujours détesté rater l'école. Et, honnêtement, je trouvais ça cool comme idée: faire un cours sans parler.

Mes troisièmes aussi, un peu, au début, après avoir constaté que non, visiblement je n'allais pas mieux, et qui ont tantôt regretté que je ne fus pas resté chez moi, tantôt voulu que je répète ce que je venais d'écrire (ah ah) ou simplement entamé la lecture à voix haute de ce que j'écrivais. J'ai d'ailleurs songé, à cet instant précis, faire tout mon cours en play-back, mais c'était fort peu réalisable pour parler de systèmes. Je doute d'ailleurs que, au bout de quarante minutes à écrire un cours sur les systèmes sans le son, le tout leur parut aussi fun. Moi non plus, alors j'ai cédé et j'ai un peu chuchoté, de temps en temps... Tout comme j'ai chuchoté pour mes sixièmes, à tel point qu'ils ont fini par être persuadés que je leur faisais une blague. Genre, pour obtenir le silence. Ce qui est une idée à creuser, puisque non seulement ils ne parlaient pas, comme s'ils voulaient m'entendre, mais en plus, ils répondaient aux questions des autres, ce qui est absolument merveilleux et qui n'arrive jamais, en vrai, quand ils se foutent un peu de ce que je raconte...

Et puis, finalement, je ne me suis plus senti, et j'ai quand même beaucoup chuchoté fort, et c'est sans doute ce qui explique que je pleure en déglutissant, au moment où je tape ces lignes. Je me suis même énervé en chuchotant (ce qui a d'ailleurs un effet particulièrement saisissant) et, profitant des sautes d'humeur qu'on peut forcément pardonner aux gens malades, j'en ai même profité pour traiter mes quatrièmes de branleurs, ce qui fait toujours un bien fou. Et puis c'est bien plus sain de crever l'abcès, tout le monde vous le dira. Tout le monde!

C'est pourquoi je profite de cette tribune que je me donne à moi-même sur mon blogue pour vous le clamer chuchoter haut et fort: vous aussi, ayez des extinctions de voix!

Commentaires

Jeanne ou Serge a dit…
Je connais ce problème,tu penses bien, et c'est vrai que dans ces cas-là, les élèves sont beaucoup plus silencieux... J'ai eu une prof eu lycée, qui venait avec micro et ampli quand elle était "aplione"... sauf que sa voix chauffait et revenait au bout d'un moment, ce qui fait qu'elle nous arrachait les oreilles avec son micro!
Rhum Raisin a dit…
Si ton aplionie date de jeudi, ton avis basé sur une expérience personnelle n’était plus vraiment d’actualité, puisque l’amendement a été retiré, me semble-t-il, mercredi. Mais bon, cette expérience personnelle, alors même que tu es un prof en exercice, pourra toujours te servir de bonne anecdote si tu te décides à participer à NOPLP! pour vivre ton quart d’heure de gloire en chantant Biche oh ma biche, ce qui n’est pas donné à tout le monde (d’avoir une bonne anecdote). Quant à l’humour de l’élève qui t’a demandé de répéter ce que tu venais d’écrire, je le trouve plutôt drôle.
En tout cas, j’espère que tu imagines maintenant le calvaire que c’est de ne pas parler, comme le font les grandes chanteuses avant une tournée, pour préserver leur voix. N’est pas Céline Dion qui veut !
Monty a dit…
Faut pas pleurer mon grand ! Est-ce qu'on peut mourir de ne plus déglutir ou bien finit-on simplement par baver légèrement en continu, ce qui serait acceptable, non ? Remets-toi bien ! Mardi il y a cours !

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